Bertrand Calenge
Allocution d'ouverture
Journée d'étude organisée par le groupe Poldoc
17 mars 2000 - Villeurbanne
Merci à tous pour votre intérêt
pour les politiques documentaires en général, pour le groupe Poldoc en
particulier.
Rappelons que le groupe est actuellement constitué de professionnels
des bibliothèques, avec association de chercheurs pour une équipe de projet
et bientôt deux.
Le groupe est hébergé et soutenu par l'enssib, et financé par l'enssib
au titre de la recherche.
Aujourd'hui il a presque un an d'existence, et déjà trois équipes de projets
(qui présenteront leurs travaux durant cette journée), et déjà un site
Web, opérationnel depuis le 1er janvier 2000, qui recense notamment des
dizaines de travaux de bibliothèques françaises et francophones. […]
Quand je parle de travaux
et conférences sur les outils des politiques documentaires, je rencontre
3 réactions :
1) En quoi est-ce différent de " outils de gestion des collections " ?
abus de langage ou mégalomanie ?
2) C'est bien temps de se pencher sur les collections, alors que celles-ci
sont complètement concurrencées par les réseaux type Internet.
3) Le mot outils évoque une froide technicité, voire technocratie, dans
ce qui est à l'évidence le lieu du mouvant et de l'adaptation. Je veux
réagir à ces trois types de réflexions.
A - Pourquoi la notion
de collection appelle-t-elle celle de politique documentaire ?
Qui dit politique dit vision
volontariste des collections.
N'est-ce pas le cas ? En fait non. Même si l'on a des grandes idées ou
des grands principes, on a peu une vision globale de la collection, et
la vie quotidienne est faite de décisions fragmentées titre à titre, décisions
prises sans référence à un projet plus global formalisé.
Ce ne serait pas ennuyeux si une collection n'était qu'un agglomérat de
titres distincts et indépendants les uns les autres. Or les recherches
montrent que la collection forme un ensemble qui a ses logiques propres,
non réductibles aux logiques particulières de chacun des documents qui
la composent.
Creusons cela de façon progressive
:
- un texte n'est pas neutre. Isabelle Olivero, dans une thèse intéressante
" L'invention de la collection " (éditoriale), montre qu'un texte de Rousseau
est signalé différemment par différents appareils de préfaces, de notes,
etc.
- Au-delà du travail sur le texte lui-même, les chercheurs sur la presse
et les magazines (JF Têtu par exemple) montrent que la contiguïté d'un
texte avec d'autres sur même page contraint son sens. Un même texte publié
dans Libération et Le Figaro produit en fait 2 textes différents
- Du point de vue du lecteur, il y a d'intéressantes recherches sur le
fait que les conditions d'appropriation d'un texte conditionnent son interprétation.
Je renvoie à R. Chartier
- Contigüité et contextualité se retrouvent dans la collection de bibliothèque.
Pour aller vite, " Mein Kampf " pas le même sens selon qu'il est inclus
dans les collections de la BM d'Orange, la BM de Lyon, la BDIC ou la BNF.
La collection produit son sens, à la fois par les liens tissés entre
les documents rassemblés, et par son rapport à une collectivité donnée.
Qu'on le veuille ou non, ce sens se crée.
La question de la politique documentaire est
a minima d'avoir conscience de ce(s) sens possibles de la collection,
qui échappent au seul sens de chaque document isolé (d'ailleurs aucun
document n'est jamais isolé, comme on l'a vu),
ad optima d'avoir une action consciente et volontariste, pour modeler
au moins en partie ces sens.
Le bibliothécaire construit un système de représentations, qu'il le veuille
ou non. Sa légitimité professionnelle tient dans sa capacité d'agir sur
cette construction, et de façon formelle.
B - Comment Internet revivifie
la notion de collection
Cette vision serait balayée
par arrivée d'Internet ?
Je ne ferai pas l'injure à d'éminents collègues de vouloir les convaincre
que les bibliothèques d'aujourd'hui et de demain ont besoin de documents
traditionnels comme de ressources numériques.
Je voudrais juste attirer l'attention sur trois choses :
1) la multiplication des " supports " est un élément qui a contraint à
réfléchir à l'image et aux formes de la collection. Cela pose la question
de la complémentarité des supports au cœur des questions de politique
documentaire.
2) L'immensité du champ des ressources électroniques (plus de 800 millions
de pages web), et l'absence de filtres éditoriaux et budgétaires, ont
mis en évidence la nécessité de sélectionner, donc de s'appuyer
sur un corpus de références, de règles, afin d'avoir cohérence et homogénéité.
3) La non-patrimonialité des ressources Internet signalées en signets
a mis en évidence une réalité trop souvent occultée : le rôle de la bibliothèque
n'est pas tant de posséder que de donner des accès validés. Cette fonction
de la collection comme ensemble validé est essentielle : tout document
acquis est en fait validé par rapport à un projet culturel, social, éducatif
(même un Barbara Cartland…).
Dans ce contexte, Internet enrichit la collection des documents traditionnels,
mais n'épuise pas le concept de collection, auquel ses ressources appartiennent.
Il n'est donc pas étonnant donc de voir un titre comme celui d'un ouvrage
à paraître dans la collection " La boîte à outils " (ed de l'enssib) :
" Intégrer les ressources d'Internet dans la collection ".
C - Quels outils ?
Encore une fois, on rejoint
un certain volontarisme dans la construction et la gestion de la collection.
Cela suppose de prendre du recul par rapport à la gestion quotidienne,
même si chaque document, comme chaque lecteur, est unique. Osons une comparaison
avec la médecine. Chaque malade est unique, mais cela n'empêche pas un
effort de confrontations, d'analyse systématique des symptômes, pour définir
des maladies, donc les soigner (ce qui n'a jamais prétendu épuiser la
complexité et la richesse de chaque individu, malade ou non).
C'est çà que nous devons faire, et pour çà il faut s'armer d'outils.
Le mot d'outils a une connotation particulière dans notre profession.
Qui dit outils dit technicisme et normalisation , par référence aux normes
de catalogage, ou aux contraintes des outils informatiques.
La vive réaction à l'hypothèse d'outils des politiques documentaires tient
sans doute à une crainte de la normalisation, et à l'évocation de souvenirs
plus ou moins lointains : la loi de Morse, les facteurs d'impact, etc.,
d'où une crainte de " mécanisation " de l'activité.
Il faut poser le problème différemment. La question est : comment parler
de documents individuellement différents en leur trouvant des points de
référence communs, et entre eux (si divers soient-ils) et entre eux et
les publics qu'ils rencontrent ou devraient rencontrer ?. Quoi de
commun entre ce livre, ce site internet et ce cédérom, et que sont-ils
par rapport à la collection existante, et que sont-ils par rapport au
projet politique (au sens vie de la cité) de la bibliothèque ?
Alors on peut avoir des outils techniques : plans de classement
(BNF, BPI), échelles de niveaux (Conspectus), codes de langues, liste
de qualifications (Villette), etc.
Mais on peut aussi rencontrer des réflexions formalisées de mise en
ordre : tels les corpus.
Ou encore des efforts de rédaction, de mise en forme du sens :
chartes documentaires.
Tout cela ce sont des outils. C'est dire s'ils sont multiples : vous en
aurez un aperçu aujourd'hui.
Ils sont potentiellement très nombreux.
Il faut donc voir où sont les priorités, sinon les urgences aujourd'hui.
A mon sens, on peut retenir 5 axes :
1)Outils d'évaluation politiques, en relation avec grands objectifs
:
Comment définir une bibliothèque de recherche en histoire, une bibliothèque
encyclopédique (et quand ne l'est-elle plus ?). Comment affirmer clairement
qu'un genre est sur représenté ?
2) Outils pour suivre l'évolution mouvante du savoir. Les bibliothèques
sont très prises (et c'est normal) par des cadres assez rigides et normalisés
(par exemple la Dewey). Comment accompagner les émergences de nouveaux
savoirs, les interdisciplinarités ?
3) Outils pour tenir l'équilibre entre la demande et l'offre. Deux
exemples : - en BU : il existe des outils qui font référence à l'autorité
du savoir (cf. facteur d'impact), mais la réalité des usages ne correspond
pas toujours à cette " hiérarchie "… que suivre et jusqu'où ?
- en bibliothèque publique, il y a nécessité de séduire les publics absents,
mais aussi de leur offrir d'autres choses. Bryan Evans disait : " les
séduire avec ce qu'ils savent qu'ils aiment, les retenir en leur offrant
des choses qu'ils ne savent pas encore qu'ils aiment ". Cela se traduit
comment, concrètement ?
4) Outils pour la bibliothèque hybride de demain ( mariant papier
et électronique). Des confrontations de contenus et d'usages sont là encore
en balbutiement (cf le projet Malibu en UK)
http://www.kcl.ac.uk/humanities/cch/malibu/
5) Enfin outils permettant d'analyser et de jauger chaque document
en le mettant en relation avec le projet de la collection. Je veux
saluer ici les travaux récents sur les grilles pondérées d'aide à la décision
d'acquisition pour les sites Internet (I. Bontemps) ou pour une bibliothèque
de référence et d'étude (V Travier)
Je crois que tous les outils
sont des constructions collectives. Il y a aussi nécessité aussi de les
expérimenter, de les valider, de les stabiliser, au moins pour un certain
nombre d'entre eux. A noter que nous en sommes encore au stade d'une terminologie
instable : les contenus sont dénommés indifféremment thème, domaine, sujet,
département, etc.
Le groupe Poldoc aide en ce sens dans 3 directions :
- Emergence d'outils et lieu d'expérimentation : les équipes de projet
- Mutualisation des outils construits : site Web
- Intégration des outils validés et des méthodologies à la culture professionnelle
: c'est encore à venir, mais passera sans aucun doute via une formalisation
dans la formation professionnelle.
Autant dire que çà ne peut pas se faire sans vous.
Je lance un appel général à transmettre à Poldoc ce que vous avez déjà
réalisé : chartes, plans de classements, synthèses d'évaluation, protocole
de désherbage, plan de conservation ou plans de développement des collections.
Plus nous mutualiserons nos expériences, même non totalement abouties,
et plus nous disposerons d'outils efficaces pour maîtriser le développement
de nos bibliothèques.
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